Quand Denis Grozdanovitch évoque les liens entre la littérature et le sport, l’auteur de L’Art de prendre la balle au bond (JC Lattès, 2007) sait de quoi il parle. Son Petit traité de désinvolture (José Corti, 2002) a par exemple recueilli les notes qu’il prenait consciencieusement lors de sa vie de tennisman professionnel. Champion de france junior de tennis à 17 ans, plusieurs fois champions de france amateur de squash et de courte paume, Denis Grozdanovitch publie cette année La Puissance discrète du hasard (Denoël, 2013) où il est notamment question de Roger Federer. Pour Ilosport, il revient sur son parcours de sportif et d’auteur et nous livre sa vision du jeu et de la littérature.
Il me racontait le faire dans les années 1920, avant qu’il n’y ait de court de tennis au jardin du Luxembourg. Il tendait une ficelle, traçait des traits et jouait. Mon père était un très bon joueur, classé en seconde série (4/6). C’est lui qui m’a appris très tôt à jouer. Ma grand-mère m’a aussi offert ma première raquette à 5 ans (rires). J’ai commencé dans le club à une centaine de mètres de chez moi, celui de la Banque d’Indochine à Le Mesnil-le-Roi (78).
Quand j’étais jeune, je faisais partie des meilleurs juniors européens de tennis. J’ai été pris en équipe de France juniors mais me suis vite rendu compte que je m’étais fourvoyé. Je raconte cela dans De l’Art de prendre la balle au bond (JC Lattès, 2007). Lors de la première séance d’entraînement avec l’équipe au club Pierre de Coubertin à Saint-Cloud, d’un seul coup, l’entraîneur a délié le médaillon de Coubertin qui était sur un mur avec la fameuse phrase « L’essentiel, c’est de participer ». L’entraîneur a dit : « C’est ce que je ne veux pas. Je ne veux pas de participants, je veux des gagnants ». Je n’étais pas d’accord. La phrase de Coubertin m’évoquait la gratuité et le plaisir du jeu, l’essence même du sport pour moi. J’appelle cela la « gratuité ludique ». Mon père m’avait transmis le virus du tennis, de la lecture et de la philosophie. Le sport était pour moi l’occasion d’une aimable sociabilité. J’ai quand même participé aux circuits internationaux pendant cinq ans mais cela ne m’a pas plu du tout. Dans ce début d’hyper-professionalisation, on ne pouvait pas se permettre d’aller visiter la ville ou un musée. Alors moi, je faisais le mur (rires). J’avais d’ailleurs déjà commencé à écrire des carnets dès 14 ans.
Au tennis, le plaisir c’est de voir la balle planer longuement au-dessus du filet. En ce sens, le roi des jeux de balle c’est la courte paume.
Le squash est moins spectaculaire à regarder que le tennis. Mais c’est très amusant à jouer. Le squash est plus tactique que le tennis. Il est moins technique car les gestes sont moins difficiles puisqu’il ne faut pas tenir la balle dans les limites du court. Même si vous ratez votre coup, les murs ramènent la balle au centre. Mais pour devenir bon, il faut étudier tous les rebonds possibles et préparer une tactique gagnante. C’est une sorte de billard. On ne peut pas être bon au squash si on ne va pas regarder son adversaire avant. Il faut savoir quelles sont ses tactiques pour savoir comment l’épuiser. Mais le squash a un plaisir limité quant aux trajectoires de balle, qui sont trop courtes. Au tennis, le plaisir c’est de voir la balle planer longuement au-dessus du filet. En ce sens, le roi des jeux de balle c’est la courte paume.
Il faut savoir que le tennis vient du jeu de paume. La courte paume a été inventée par des moines français et c’est pour cela que le court de jeu de paume a conservé la forme d’une cour de cloître. C’est un jeu asymétrique. Ce qui est prodigieux, c’est qu’on a l’impression que ces moines avaient prévu le monde moderne car on ne peut pas faire d’anti-jeu à la paume.
Exactement. J’en veux pour preuve que la plupart de ces grands champions ont – à côté de leur sport professionnel – un sport hobby dans lequel ils s’amusent (rires). Ils ont tué la poule aux oeufs d’or et vivent dans l’angoisse de la victoire à tout prix. C’est ce que j’ai vécu étant jeune. Dans Homo ludens (Gallimard, 1988) de Johan Huizinga – un essai sur la fonction sociale du jeu – l’auteur explique que le jeu est superabundans, c’est-à-dire superflu, mais qu’il est nécessaire. Le jeu est un luxe que la vie génère par elle-même. Mais on ne peut se passer de ce luxe car il est régénérateur. Mais il cesse de l’être dès lors qu’il devient trop sérieux.
Sport vient d’ailleurs d’un vieux mot français: « desport » , qui veut dire « se déporter », « se divertir ». Avec cette étymologie, les professionnels ne sont pas des sportifs, ce sont les amateurs les vrais sportifs.
Le sport a été promulgué dans un esprit de fair-play face aux coups du sort, par résistance aux choses qui arrivent dans la vie. C'est être capable de prendre cela avec un certain humour et un flegme.
J’en parle dans La Puissance discrète du hasard (Denoël, 2013). Il se trouve que certains d’entre eux ont réussi, par quelque miracle, à garder le plaisir enfantin du jeu, cette gratuité ludique. À mon avis parce qu’ils doivent scinder en eux-même la compétition et le jeu. J’ai souvent été dans les tribunes proches de Federer quand il jouait et on sent qu’il est concentré comme un enfant sur ses jeux, il jubile intérieurement. Il fait ce qu’on appelle « passer dans la zone » selon le concept de psychologues américains ( Tim Gallwey et Roy Palmer ont notamment repris le concept de flow, développé par le hongrois Mihaly Csikszentmihalyi, ndlr ). Vous êtes pris par une dépersonnalisation intense qui fait que vous ne savez plus qui vous êtes ni où vous êtes. Mais vous faites les gestes de façon à être en harmonie complète avec la balle, le court et peut-être même l’essence du jeu. C’est des moments où l’on joue en état de grâce et Federer y passe plus souvent que quelqu’un d’autre.
Nadal par contre a publié une biographie – Rafa (JC Lattès, 2012) avec John Carlin – où il est expliqué qu’en dépit de son jeu sur le court, il est plus névrosé que quiconque dans la vie. Il a peur de tout. Il ne peut pas marcher seul dans la rue, dormir sans lumière, faire du vélo etc. En le transformant en l'hyper-professionnel qu’il est, son entourage en a fait un champion en même temps qu’un sous-homme. C’est le problème du professionnalisme. Ces gens sont si assistés que cela en devient dévirilisant au sens propre du terme. Ces champions deviennent souvent hypocondriaques par exemple.
C’est tout l’inverse du sport qui a été promulgué dans un esprit d’initiative, un esprit de fair-play face aux coups du sort, par résistance aux choses qui arrivent dans la vie. C’est être capable de prendre cela avec un certain humour et un flegme, au sens britannique du terme. C’est donc tout le contraire de ce que le fameux Pierre de Coubertin – dont on n’oublie qu’il a écrit beaucoup d’essais sur le sport – a prôné pour le sport : préparer une jeunesse qui soit apte à résister au nervosisme du monde industriel moderne. Dans un très bel essai qui s’appelle La chaise longue de l’athlète, Coubertin explique que le sport ne va pas sans un repos conséquent. Pour lui, juste après l’effort, il faudrait qu’il y ait toujours une chaise longue à disposition pour que durant 15 minutes l’athlète puisse se reposer et jouir de ce qu’on nomme maintenant les endorphines. Malheureusement, le sport moderne est dans l’hyperactivité.
Les grands champions qui maîtrisent cette petite planète nous donne l’illusion que l’homme peut dominer son destin et lui infléchir un cours déterminé
J’ai fait quelques études anthropologiques pour De l’art de prendre la balle au bond et je me suis rendu compte que les jeux de balle tiraient leurs origines d’un jeu qui avait un rapport avec l’astrologie. Les balles avaient été constituées à l’égal des planètes. Il s’agissait de petites planètes qu’on mettait sur orbite à l’aide de la main ou d’une raquette et en général contre un mur. Chez les aztèques comme chez les romains – aux jeux de palestre (lieu où s’exerçaient les athlètes) – il y avait un rapport avec la circulation des planètes. Le fait de bien maîtriser la balle avait un rapport avec le fait d’avoir l’illusion de maîtriser son destin car on contrôlait la petite planète symbolique de notre existence. Au fond, je crois que cela est resté dans l’inconscient collectif. Les grands champions qui maîtrisent cette petite planète nous donnent l’illusion que l’homme peut dominer son destin et lui infléchir un cours déterminé. Les spectateurs voient des héros qui maîtrisent leur destin. Cela reste de l’illusion, du théâtre. Mais c’est régénérateur. Dans La culture du narcissisme (Flammarion, 2008), le penseur américain Christopher Lasch écrit un chapitre nommé « Le déclin de l’esprit sportif » où il explique cela très bien (...) Un jour, alors que j’étais à un tournoi de squash à Sheffield en Angleterre, je suis allé visiter un musée et je suis resté marqué par un tableau de Michael Ayrton nommé Arsenal v. Aston Villa (1953). On y voit des footballeurs qui essaient de prendre un ballon de la tête mais le ballon est figuré par un astre. J’ai trouvé ce tableau très beau car il symbolise parfaitement cette théorie.
Oui, comme l’a écrit Juvénal : « Mens sana in corpore sano » ( citation du Satire traduite par « un esprit sain dans un corps sain »). En tout cas c’est comme cela que je le conçois.
A priori, cela semble étrange qu’il y ait un rapport entre tennis et littérature. En ce qui me concerne, c’est certainement parce que je viens de deux familles d’artisans. Mon père était maître-verrier et dessinait des projets pour des églises comme pour des cafés. Toute ma vie j’ai vu mon père peaufiner des glaces gravées et j’ai très vite compris le plaisir du bel ouvrage. Il adorait ce qu’il faisait.
Il sifflotait en travaillant et il faisait partie de ces gens qui éprouvaient la satisfaction du travail accompli. Quand je peaufinais mes coups devant le mur, c’était pareil. C’était arriver à cette gestuelle parfaite de l’artisan qui possède la maîtrise de son art.
Le rapport que je vois entre la littérature et le tennis se trouve dans le coup d’œil. Quand une balle vient vers vous dans le court à une certaine vitesse et que vous devez la centrer dans la raquette pour bien la renvoyer, il faut poser le pied d’une manière très exacte, au millimètre près. Donc il faut cultiver le coup d’œil. En littérature, en tout cas celle qui en vaut la peine selon moi, le coup d’œil s’apparente à un détail dans une description. C’est le détail significatif et suffisant, comme l’a dit Tchekov, le détail décisif. Si vous donnez un faux détail, ça ne marche pas. Le lecteur ne voit rien du tout. La littérature et le tennis, c’est une culture de la précision du coup d’œil.
Je l’espère... Ce ne serait pas à moi de le dire. Mais en tout cas c’est ce que j’ai tenté de faire. Mon jeu était suffisamment ludique. Je crois que les gens aimaient me voir jouer parce que j’avais un jeu amusant. J’étais un spécialiste de l’amorti lob. Je jouais avec l’adversaire. (rires)
Au tennis, mon coup préféré c’est l’amorti dans un échange tendu. Federer en coup droit par exemple a réintroduit ce jeu. Le plus extraordinaire de tous c’est Benoît Paire. Il réussit un amorti en fond de court avec effet rétro en plus qui est impossible à récupérer. Mais il y aussi la belle volée basse croisée et victorieuse. C’est difficile de faire plus beau.
Le smash serait une bonne chute dans une nouvelle (rires). Une chute parfaite comme en réussit Tchekov. Un bon service pourrait s’apparenter à une belle entrée en matière dans un livre, un bel incipit.
J'aime les phrases longues (...) On a l’impression d’un instant de furtive éternité. C’est pareil lors d’un match de tennis quand on est dans le cinquième set à 5-5.
J’aime les phrases longues oui. Toujours dans mon optique de me divertir, la phrase longue est comme une suspension au-dessus du temps. C’est comme une bulle qu’on crée et dans laquelle on se sent bien, dans laquelle on peut s’installer. On a l’impression d’un instant de furtive éternité. C’est pareil lors d’un match de tennis quand on est dans le cinquième set à 5-5. Il y a une suspension du temps extraordinaire. J’en avais parlé avec des amis qui avaient le même niveau que moi et avec qui je jouais. Dans le dernier set, le jeu était totalement équilibré et on n’arrivait pas à se départager. Mais l’un et l’autre subtilement on n’avait pas envie que ça finisse. On était pris dans une merveilleuse suspension qui faisait qu’on avait l’impression de flotter au-dessus des contingences de la vie. On avait envie de continuer ce moment de bonheur.
C’est une sorte d’engourdissement. On fait les gestes et on « passe dans la zone ». Il y a d’ailleurs un très bon livre de Jérôme Charyn qui s’appelle Ping-Pong (Folio, 2006) où il raconte que deux grands pongistes se sont affrontés à New-York et que le match avait duré trois heures, ce qui est très long pour un match de ping-pong. Quand l’un des deux a gagné, ils se sont comme réveillés et ni l’un ni l’autre ne savait où ils étaient, ce qu’ils avaient fait. Ils avaient été comme en transe. J’ai connu ces moments merveilleux en sport.
Ce que je trouve extraordinaire dans l’oeuvre de Proust c’est que lorsqu’on le lit, c’est comme si on avait le droit à une deuxième vie. C’est une vie parallèle. On peut le dire de certaines grandes œuvres comme L’homme sans qualités (Seuil, 1995) de Robert Musil où l’on est pris dans une autre vie. »
Il y a un livre un peu oublié de Jacques Perret : Articles de sport ( La Table Ronde, 2005). Il a d’ailleurs écrit des articles pour L’ÉQUIPE avant Blondin et était connu pendant un temps pour son roman Le Caporal épinglé (Gallimard, 1972). Il est tombé en désuétude car il a fait partie de l’Organisation Armée Secrète (OAS) dans les années 1950-1960. Mais il a écrit Articles de sport dans lequel il parle du sport d’une manière formidable.
Nous avons gagné ce soir de Robert Wise avec Robert Ryan. C’est un film de 1949 sur la boxe.
Tous les clichés en mouvement de Jacques-Henri Lartigue, notamment ceux sur le tennis car il était lui-même un très bon joueur. Il demeure à mes yeux, jusqu'à ce jour, le meilleur photographe sportif de tous les temps.
Propos recueillis par François Bétremieux